Les efforts à consentir pour stimuler l’entrepreneuriat féminin dans les collèges

10 décembre 2018

Un texte de Nadine Pirotte,  Directrice générale de Compagnie F

Reproduit avec l’aimable autorisation du Portail du réseau collégial du Québec. Conférence prononcée lors de E3 – L’événement éducation / entrepreneuriat, à Drummondville, le 9 novembre 2018


L’approche fonctionnaliste : l’entrepreneuriat est une caractéristique masculine. Selon cette approche, il y aurait, par nature, une prédisposition des hommes à devenir entrepreneur. Les caractéristiques psychologiques, les comportements et les qualités entrepreneuriales seraient liés aux rôles masculins. Il ne serait donc pas surprenant qu’il y ait moins de femmes, puisque celles-ci sont plutôt portées vers la sphère privée, à la limite les professions reliées à la relation d’aide, l’éducation des jeunes, le soin aux malades, etc. Oui, certes, il existe des femmes entrepreneures. Certaines sont d’ailleurs aussi bonnes et efficaces que les hommes. Mais elles sont minoritaires. Elles ne veulent pas devenir entrepreneures, elles ne sont pas bonnes là-dedans, ça ne les intéresse pas. Je caricature. Cette approche a d’ailleurs tendance à s’atténuer, du moins ouvertement.

Nadine Pirotte

Le féminisme libéral : travaillons à lever les freins. Des études féministes sur l’entrepreneuriat présentent les choses différemment. Le courant féministe libéral, très répandu dans nos sociétés, affirme qu’en entrepreneuriat les femmes sont aussi bonnes que les hommes, mais qu’il existe des freins à leur réussite. Il faut donc identifier ces freins, les nommer et travailler à les réduire et les lever. Pour le féminisme libéral, si les femmes n’avaient pas ces limites, ça irait bien. Alors, travaillons sur les freins parmi lesquels l’accès au financement, les attitudes sexistes, le manque de réseaux, le manque de compétence en gestion ou en finance ; mettons en place des mesures pour concilier la maternité et l’entrepreneuriat, établissons des quotas pour faciliter l’entrée des femmes dans les lieux de pouvoir; encourageons les femmes à étudier dans des domaines d’études plus porteurs, tels les sciences, la technologie, le financement, etc. Et parallèlement à ces mesures, développons chez les femmes de bonnes attitudes entrepreneuriales : la confiance, la prise de risque, l’ambition, pour n’en nommer que quelques-unes.

Le féminisme social : les femmes n’entreprennent pas de la même façon

Selon ce courant, le modèle entrepreneuriat tel qu’on le présente en général est un construit masculin. Il est alors tout à fait normal que si l’on compare l’entrepreneuriat des femmes avec les mêmes indicateurs, les mêmes variables, les mêmes critères de réussite que l’on prend pour décrire l’entrepreneuriat majoritairement masculin, les femmes sont perdantes. Ce courant de pensée part d’un postulat différent : il existerait des caractéristiques propres à la culture des femmes qui pourraient être vues non comme des freins, mais comme des ressources. Les femmes n’entreprendraient pas de la même façon, n’entreprendraient pas pour les mêmes raisons et elles ne concevraient pas la réussite entrepreneuriale selon les mêmes critères.

La réussite entrepreneuriale selon les femmes

La professeure et chercheure Typhaine Lebègue est la première femme en France à faire un doctorat sur la démarche entrepreneuriale des femmes. Elle a ainsi contribué à construire un paradigme de l’entrepreneuriat féminin. Dans un article récent de la revue Entrepreneuriat, elle présente les résultats d’une recherche exploratoire sur la vision qu’ont les femmes de la réussite entrepreneuriale. Les indicateurs de réussites ont été construits avec les participantes elles-mêmes. Les résultats de cette recherche m’ont particulièrement intéressée. Depuis trois ans, je travaille dans le domaine entrepreneurial uniquement avec des femmes (qui ne font pas partie du 10 %, tant s’en faut). À un moment donné, j’étais un peu découragée quand je faisais le portrait de l’entrepreneuriat féminin à mes étudiants. Les différentes statistiques et analyses que je leur présentais avaient souvent pour effet de les démotiver et de renforcer une attitude défaitiste qui allait dans le sens de leur prouver qu’elles n’avaient pas leur place dans le monde entrepreneurial. S’ensuivaient des attitudes de victimisation face à la fatalité qui les amenaient à dire ouvertement qu’elles n’étaient pas faites pour cet univers impitoyable. « Je ne veux pas avoir à choisir entre la carrière et mes enfants, je ne veux pas travailler dans des domaines qui ne correspondent pas à mes valeurs, même s’ils assurent une rentabilité, je ne veux pas sacrifier mon équilibre au nom de la croissance », etc.

Pour plusieurs femmes, la réussite entrepreneuriale, c’est de maintenir un équilibre et de l’harmonie dans toutes les sphères de sa vie

Si on considère que pour les femmes la réussite entrepreneuriale inclut des dimensions personnelles et sociales, les indicateurs pour la mesurer sont différents. Pour plusieurs femmes, la réussite entrepreneuriale, c’est de maintenir un équilibre et de l’harmonie dans toutes les sphères de sa vie. La carrière professionnelle doit se conjuguer avec sa vie personnelle, sa vie de femme, sa vie de mère. Si c’est harmonieux, c’est un facteur de réussite. Si notre travail est intéressant et stimulant, qu’il permet de se réaliser, de créer de la valeur sociale (pas seulement économique), on a réussi. Répondre à de vrais besoins, pas seulement à des occasions d’affaires qui vont faire vendre des produits inutiles, avoir un impact sur sa communauté, sur les autres femmes, ce sont les motifs de réalisation très importants pour les femmes entrepreneures qui ont été rencontrées. Le respect de l’éthique et de l’environnement constitue une dimension très importante chez elles. C’est pourquoi le modèle de la réussite à tout prix ne les touche pas. Elles ne veulent pas adhérer à un modèle qui ne leur convient pas. Tout ce qui vient d’être dit rejoint également les hommes qui ne s’identifient pas au modèle traditionnel.

Il faut s’occuper des femmes qui ne sont pas ancrées naturellement dans une dynamique entrepreneuriale

Il faut vraiment comprendre que l’entrepreneuriat des femmes n’est pas homogène. Certaines, qui proviennent souvent de familles entrepreneuriales, font partie des 10 % qui réussissent avec les mêmes critères que les hommes. Elles ont eu des modèles dans leur famille et ont assumé que c’était possible pour elles. Elles n’ont pas besoin d’un soutien particulier et s’en sortent de toute façon. Mais si nous voulons qu’il y ait davantage de femmes entrepreneures pour contribuer à la société, il faut s’occuper des femmes qui ne sont pas ancrées naturellement dans la dynamique entrepreneuriale, parce que les modèles présentés ne leur conviennent pas. Elles n’ont pas été exposées à des modèles quand elles étaient jeunes ; elles ne sont pas intéressées aux domaines de pointe, elles attachent une grande importance à l’équilibre carrière-vie personnelle, famille et engagement social. Ces femmes, il faut les rejoindre différemment.

Qu’est-ce que les cégeps pourraient faire ?

Qu’est-ce que les cégeps pourraient faire ? Le travail à faire est énorme. Les statistiques indiquent que le cégep n’amène pas une transformation dans la motivation entrepreneuriale des filles. Celle-ci vient plus tard dans le cadre de la formation universitaire. C’est dommage parce que les cégeps sont probablement les mieux placés pour amener des changements profonds. J’aime profondément les cégeps pour y avoir travaillé pendant longtemps. Ils constituent un espace de transition et de liberté où l’on peut encore explorer, changer, faire des erreurs, se réaligner. C’est également le moment dans la vie où l’exposition à de nouvelles réalités peut avoir un impact durable. 
Il faut mettre de l’avant tous les modèles de femmes entrepreneures

L’entrepreneuriat pour les femmes est en soi un défi, une façon de se libérer des contraintes sociales, de prendre sa place, de se présenter face au monde comme capable de transgresser ses peurs et de se réaliser en faisant une différence. Il faut insister là-dessus. Bien sûr, leur dire que c’est exigeant, mais leur dire aussi que ça en vaut la peine. Leur dire : « Regardez ces femmes entrepreneures qui ont fait des efforts, regardez comme elles en sont fières aujourd’hui. » Il faut leur montrer plusieurs modèles de femmes, pas seulement celles qui correspondent au modèle de réussite classique, mais également des entrepreneures différentes, des entrepreneures auxquelles les filles de tous les programmes peuvent s’identifier. Leur montrer que l’entrepreneuriat est une façon d’être autonome financièrement tout en se réalisant intégralement. 

Les femmes sont plus protéiformes que linéaires. Elles changent de carrière plus facilement que les hommes. On dit que certains programmes d’études ne prédisposent pas à l’entrepreneuriat. Pourtant, combien d’infirmières, de travailleuses en garderie ou d’enseignantes du primaire ne veulent plus travailler dans leur domaine parce qu’elles sont dans une impasse? Si elles ont été exposées à l’entrepreneuriat quand elles étaient au cégep, elles feront le saut plus facilement. Elles n’attendront pas d’être en burnout. J’ai été très surprise d’avoir été invitée l’an passé par un comité de femmes de la FTQ, qui voulaient que je leur parle de l’entrepreneuriat lors du 8 mars. Pour moi qui ai vécu le syndicalisme des années 80, l’entrepreneuriat à l’époque, c’était le symbole de l’exploitation. Jamais un syndicat n’aurait invité quelqu’un à parler d’entrepreneuriat. Aujourd’hui, ça se fait. Pourquoi ? Parce que les femmes salariées ont pris conscience du machisme, des stéréotypes, du plafond de verre, de l’aliénation au travail. Elles veulent reprendre le contrôle de leur vie, comme femmes et comme citoyennes. Elles veulent s’exprimer, se réaliser et le milieu de travail ne leur permet pas de le faire. Qu’est-ce qu’elles font ? Des projets parallèles. Pourtant parmi elles, plusieurs pourraient faire le grand saut.

 Les femmes, il faut les pousser dans la piscine
« Je ne veux plus adhérer à des organisations qui ne me ressemblent pas. Je veux être authentique. » L’authenticité est en effet une valeur fondamentale chez les femmes. Leur projet doit être en accord avec leurs valeurs. Lorsque cette condition est présente, elles sont motivées et passent à l’action autant que les hommes. Il est alors beaucoup plus facile de les outiller. À COMPAGNIE F, on donne des cours de finance dès le début, elles prennent la parole devant le groupe, dès la deuxième semaine. Un discours articulé sans papier. Nous essayons de travailler leurs faiblesses et comme elles sont entre femmes, c’est beaucoup plus facile. Dans ce contexte, elles ne se sentent pas jugées ou mal à l’aise ; elles tombent, se relèvent et rient. Finalement, elles pourront transférer ces compétences dans le monde réel. Elles trouveront même un certain charme aux défis nouveaux. Les femmes, il faut parfois les pousser dans la piscine parce qu’elles n’y vont pas d’elles-mêmes. Mais avant de les pousser, il faut leur donner confiance et leur apprendre à nager.

Il faut exposer toutes les étudiantes
Une des recommandations que je ferais serait d’exposer à l’entrepreneuriat toutes les femmes inscrites dans les cégeps. Pas seulement, celles qui le veulent d’emblée parce qu’elles ne savent pas toujours qu’elles vont aimer ça. Combien de femmes nous disent : « J’ai su que j’étais entrepreneure quand je le suis devenue »?  Comme cette entrepreneure actuellement propriétaire de deux garderies écologiques qui se prépare à ouvrir une école primaire avec les mêmes valeurs. « Je ne savais pas que j’avais le tempérament pour devenir entrepreneure. J’ai fait une maîtrise en éducation et tout me destinait à être professeur à l’université… À un moment donné, j’ai eu des enfants. Les garderies ne me convenaient pas. Je l’ai donc créée, la mienne ». C’est le genre d’opportunités qui joue chez les femmes. Créer une entreprise qui leur ressemble. Si elles ont été exposées à l’entrepreneuriat, elles pourront sauter sur l’occasion.

Pourrait-on rêver et introduire un module entrepreneurial dans tous les programmes ?

Il y a déjà des clubs entrepreneurs dans les cégeps. C’est excellent, mais il faut faire plus. Les filles qui sont déjà convaincues choisiront d’aller au club entrepreneurs plutôt qu’au club voyage. Mais celles qui ne se savent pas que l’entrepreneuriat peut s’avérer un projet de vie intéressant ne plongeront pas. Si les professeurs et autres intervenants des collèges qui sont mordus d’entrepreneuriat brainstormaient pour trouver la meilleure façon de présenter l’entrepreneuriat à toutes les filles dans tous les programmes, y compris les sciences et techniques humaines, on aurait fait un grand pas. Pourrait-on rêver et introduire un module entrepreneurial dans tous les programmes ? On toucherait alors toutes les filles. Hier, deux de mes anciens collègues m’ont dit : « Ça ne se fera pas. L’entrepreneuriat ne sera jamais considéré comme une compétence transversale. » Pourtant, je crois fermement qu’il faut tendre vers ça, que l’esprit d’entreprise devienne une compétence transdisciplinaire. Nous pouvons être entrepreneurs en étant philosophes de formation, artistes, formés en sciences humaines.

Un projet pilote en science de la nature
On dit partout qu’il y a un déficit de filles dans les entreprises liées aux sciences et à la technologie. Alors, pourquoi ne pas démarrer un projet pilote en sciences de la nature? Les filles sont surtout en sciences de la santé. Elles visent médecine, médecine vétérinaire, pharmacie. Mais elles s’intéressent moins aux sciences physiques. Elles n’y vont pas parce qu’elles ne savent pas qu’on peut y faire du beau travail qui a un impact positif sur la société. Il faut leur montrer des femmes ingénieures qui travaillent en environnement, des scientifiques qui améliorent la vie sur la planète, qui changent la vie des gens.

Sans dévaloriser les secteurs traditionnellement féminins
S’il est important de valoriser la place des femmes dans les secteurs où elles sont encore minoritaires, il ne faut pas pour autant dévaloriser les domaines traditionnellement féminins. Il y a plus que jamais de la place pour ce qu’on appelle quelquefois de façon péjorative le caring. Notre société a besoin de soins. Nous avons peut-être besoin de réfléchir collectivement à une alternative à la croissance qui nous a amenés aux dérives que nous connaissons. C’est peut-être dans le domaine du respect de la vie et du bien vivre ensemble que nous devrions faire des progrès. Il s’agit là d’une préoccupation qui n’est pas exclusivement féminine, mais cette fois peut-être que les femmes pourraient exercer un leadership. Ces nouvelles tendances correspondent en effet à ce qu’on pourrait considérer comme faisant partie de la culture des femmes. Ainsi, en développant l’entrepreneuriat féminin, nous pourrions construire une autre vision de l’entrepreneuriat dont tous et toutes profiteraient. Nous y reviendrons. 

Références

  • Constantintinis, Christina. « Femmes entrepreneures », in Dictionnaire sociologique de l’entrepreneuriat, Presses de Sciences Po, Paris, 2014
  • Lebègue, Typhaine. «La réussite de carrière entrepreneuriale des femmes», Revue de l’entrepreneuriat, 2015/19Vol.14), De Boeck Supérieur.
  • OCDE, « L’égalité Hommes-Femmes en matière d’entrepreneuriat », Partie 4 du rapport Inégalité Hommes-Femmes : il est temps d’agir, 2012.

Sociologue de formation, Nadine Pirotte  a toujours œuvré en éducation principalement auprès des jeunes. Elle a milité dans différents organismes liés aux droits des femmes. Son côté intrapreneurial l’a amenée à développer différents projets innovateurs durant sa carrière d’enseignante et de cadre en enseignement collégial, dans plusieurs établissements, notamment au cégep Bois-de-Boulogne qu’elle a dirigé. Elle s’est ensuite consacrée à l’éducation non formelle à titre de directrice du programme Katimavik. Enfin, elle s’implique dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin en prenant la direction de Compagnie F en 2014. Cet organisme accompagne les femmes qui désirent atteindre l’autonomie financière par l’entrepreneuriat notamment par la formation, l’accompagnement et l’organisation d’événements. Depuis sa fondation en 1997, Compagnie F a aidé plus de 3000 femmes de Montréal, dont plusieurs issues de l’immigration, à se lancer en affaires.

Nadine Pirotte a publié Penser l’éducation, Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, chez Boréal en 1989

Dossier préparé par Marie Lacoursière, édimestre, Portail du réseau collégial


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